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    Causerie Lyon, 27 juillet.

    Les bicyclistes n'ont qu'à bien se tenir. D'abord parce qu'il est toujours utile de bien se tenir en bicycle. Ensuite parce qu'ils sont menacés par M. Deloncle.

    Oh ! menacés de peu de chose, mais d'une chose désagréable tout de même : d'un impôt.

    Dès qu'une distraction devient à la mode, dès qu'un objet est plus ou moins largement consommé, il y a toujours un législateur embusqué quelque part qui se dresse avec un petit projet de centimes — ou de francs additionnels.

    Il est vrai qu'il faut du temps pour faire adopter ces mesures de rigueur, beaucoup de temps. Ainsi l'on n'est pas encore arrivé à faire voter la taxe sur les pianos, qui serait si salutaire peut-être; ni la taxe sur les chapeaux hauts de forme, comme on l'avait proposé, qui serait, certes, le dernier mot de la taxe démocratique, puisque tout le monde porte ces vilains et inconfortables couvre-chefs, ni enfin la taxe sur le célibat, que beaucoup de sages acquitteraient encore plus volontiers que d'enchaîner leur liberté.

    Que de taxes, mon Dieu, que de taxes ! Que l'on impose encore les coupés et voitures de luxe, cela se conçoit assez bien, c'est une fantaisie que tout le monde ne peut s'offrir et ceux qui en ont le moyen ne seraient pas ruinés pour ce surcroît de dépense. Que l'on impose les vastes propriétés, les châteaux, toutes les choses enfin qui n'appartiennent qu'à un petit nombre d'heureux mortels, ce sera « bien fait pour eusses! » Mais les vélocipèdes! on veut donc une émeute, une révolution même ?

    C’est certainement la considération qui a jusqu'ici empêché d'imposer les pianos. Demain plus des huit dixièmes de la population des deux sexes aurait renversé le gouvernement, plutôt que de payer le droit de taquiner les dents d'éléphant (et les voisins qui n'aiment pas la musique) en jouant la Prière d'une vierge, la Valse des roses ou le Beau Danube bleu, ces choses qui dureront jusqu'à la fin des siècles ; on va dire qu'il y a une contradiction et que puisque nous attribuons un piano aux huit dixièmes des Français, les voisins que le pianotage exaspère sont en minorité, et par suite négligeables.

    Que c'est mal connaître le coeur humain! On aime son piano, mais on déteste toujours celui du voisin. Le piano du voisin joue faux, il prolonge ses exercices à des heures indues, ou, ce qui est plus terrible, pendant les vôtres propres, ce qui vous empêche de vous entendre. Molière n'avait pas prévu le piano lorsqu'il faisait soutenir par un maître à chanter que la musique mettrait tous les hommes sur le pied de la plus parfaite fraternité.

    Mais revenons à nos bicycles. On peut dire que ces instruments sont plus répandus encore à l'heure actuelle que les instruments aux dents noires et blanches. Tout le monde a fait, fait ou fera de la bicyclette. Le signataire de ces lignes mélancoliques ne se livre pas à cet exercice parce qu'il a passé l'âge, qu'il est très occupé et qu'il a très peur de se flanquer par terre. Mais on n'en trouve que très peu de sa lamentable espèce.

    L'honorable M. Deloncle prévoit avec raison une source de revenus considérables dans ce nouvel impôt : l'extinction du paupérisme, la défense nationale, l'aisance pour tous, si chaque cycliste donne seulement trente ou quarante sous à la République.

    Il y a les monocyclistes d'abord. Mais ils sont relativement peu nombreux. Je n'en ai vu qu'un sur la voie publique, à part les virtuoses qui peuvent « performer » dans les cirques. Or ce monocycliste ne fut pas précisément brillant. Il évoluait sur u n e sorte de terre-plein qui se trouve près des Halles, devant la boutique d'un loueur de vélocipèdes. Il mesurait de l'oeil le terrain, s'appuyait fièrement sur son outil ; un cercle s'était formé; tout le monde était haletant. Enfin il s'enleva sur la selle, d'un poignet vigoureux, mit le pied sur la pédale, puis l'autre, fit quelques tours — et de nouveau prit la mesure du terrain, mais avec son individu tout entier, cette fois, et non plus seulement avec le regard. La foule est sans pitié : tous les assistants se tordirent les côtes.

    On aurait pu dispenser celui-là de l'impôt. Les tricyclistes sont les célibataires du cyclisme : ils ont peur de l'inconnu ; ils n'osent se fier aux lois de l'équilibre et ne croient qu'à celles du centre de gravité. A ceux-là, on pourrait faire payer une taxe plus forte.

    Reste l'innombrable armée de ceux qui, sur leur rapide bicyclette, ont simplifié l'équitation au point que l'on a pu dire que ce sport sur deux bêtes en supprimait une. Si l'on plébiscitait encore, les gens, M. Deloncle pourrait bien ne pas compter être le député des bicyclistes, c'est-à-dire le député de la nation entière.

    En tous cas, qu'il se dépêche de faire voter sa loi, s'il le peut, car l'extension du bicyclisme n'a pas encore atteint son plus haut degré. Chaque jour des industriels abandonnent leur industrie pour vendre des engins garnis ou non de caoutchoucs pneumatiques, pourvus ou non d'appareils à photographie instantanée. On ne s'expliquerait pas les progrès de ce commerce, si les consommateurs ne se multipliaient en raison directe. Il est donc à prévoir un temps où la moitié des citoyens vendra des vélocipèdes à l'autre moitié. Ce jour là, il y aura trop de bicyclistes et de fabricants à la Chambre pour que la proposition Deloncle ait du succès.

    D'ailleurs, dès à présent, le réformateur rencontrera une sérieuse opposition de la part d'au moins un de ses collègues : le bon M. Michou, le député ennemi des danseuses, qui fut un des premiers fervents de ce moyen de locomotion et en poussa la frénésie jusqu'à se rendre en vélocipède au temple majestueux où l'on vote les lois, — et les impôts.

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